À Tunis, quelle foule sur l’avenue !
Pas celle des employés qui se rendent à pas pressés à leurs bureaux, ni celle des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui commencent leur journée à arpenter le terre plein central, à surveiller et à écouter aux cafés. C’est une masse de visages nouveaux, jeunes filles et jeunes gars qui s’attroupent, s’interpellent, échangent des points de vue, argumentent. La libre parole explose, elle renvoie aux graffitis des façades qui appellent à la démocratie et à la laïcité. D’autres messages rappellent que « la femme est libre et elle le restera ». Cette liberté fragile est toutefois tangible puisque les femmes s’habillent semble-t-il, comme elles le veulent : robes- chemisiers, jeans blousons, robe et foulard, niqab toutes voiles dehors, gants et œillères. J’ai même rencontré une dame en safsari, une mode rare d’un autre temps. Tout est donc possible pourvu que ça dure et, comme disait M. Béji Caïd Sebsi, à l’époque écrivain, en évoquant le statut des femmes : « Regarder le monde sans voile et, sans voile être regardée » (Habib Bourguiba.)
Qu’est ce qu’on cause sur l’avenue ! Debout, en petits groupes décontractés ou bien aux terrasses des cafés où des groupes d’amis se retrouvent ou se forment. Pas de touristes. Le théâtre municipal a été « retourné » « détourné ? », le spectacle est à présent sur les marches, la nouvelle grande scène !
On chante sous cette belle façade Art nouveau d’où jaillissent des chevaux marins, des nymphes et des naïades. Tout à coup, l’hymne national jaillit, des voix s’élèvent, le ton monte, la foule invite « à dégager ». L’avenue plus que séculaire dont les ficus ont vu bien d’autres dégagements de l’histoire, est subitement parcourue par des groupes compacts scandant des slogans que d’autres contestent ou reprennent en chœur
Ces manifestants – 30 ans tout au plus marchent à grands pas sur le terre plein central ; mais subitement, tout s’arrête devant le quadrilatère de fils de fer barbelés qui enchâsse le ministère de l’intérieur, comme si c’était une icône. Ainsi protégé, il n’est plus possible de prendre d’assaut les fenêtres ni de grimper sur le auvent de la porte centrale, comme cela se produisit un certain 14 janvier 2011, entre 14 et 16 heures… N’empêche, les manifestants se massent, saluent les soldats, les slogans fusent encore et encore plus puis toute la foule se disperse, allez savoir pourquoi. Seule demeure une dame âgée, vêtue de guenilles, mal chaussée, rougeaude comme si elle avait dormi dans le froid de la nuit, sur le trottoir, devant la banque. Elle est debout, devant les barbelés ; elle fixe les soldats et les chars.
Debout, immobile, impassible ; le regard perdu devant elle. Elle stationne dans cette position un long moment sans rien dire, comme pétrifiée, scrutant la place du 7 novembre devenue Mohamed Bouazizi. Les soldats sont étonnés, sans doute gênés. Puis elle se retourne et se perd dans la foule. Je l’ai rencontrée au même endroit, plusieurs jours de suite, silencieuse au milieu de toute cette foule qui laissait courir des flots de paroles. J’ai eu envie de lui parler mais je n’ai pas osé l’aborder. Elle avait sans doute quelque chose à dire, mais à l’inverse de tous ceux qui l’entouraient, elle n’a pas jugé utile de s’exprimer. A moins qu’elle n’ait été saisie de stupéfaction par le spectacle inouï de cette avenue d’ordinaire, banalement encombrée par les voitures, reconvertie, Intifadha oblige, en un vaste espace public que le peuple s’approprie pour parler et causer, chanter et danser ! Mais aussi lancer des pierres, casser les vitrines et affronter la police ou les soldats. L’avenue s’est métamorphosée au fil du temps politique. La statue en pieds de Jules Ferry a disparu le beau jour de l’indépendance ; la statue équestre de Habib Bourguiba a subi les outrages du coup d’État médical. Depuis le 14 janvier, l’avenue est le grand salon des Tunisois auxquels désormais viennent se mêler les provinciaux de Sidi Bouzid, Kasserine, Le Kef…y compris les étrangers, désireux de ressentir l’énergie de la révolution, pour qui elle est devenue un passage obligé. Une façon comme une autre de rappeler les émeutes du pain de janvier 1984 et si cela ne suffisait pas, l’insurrection des tribus de 1864.
L’avenue est désormais un espace public national où se jouent toutes sortes de luttes politiques, certaines pacifiques, d’autres violentes. Souvenons-nous d’un certain vendredi ou le hezb Ettahrir a investi l’avenue pour prier et en même temps menacer d’exécuter les femmes du quartier
réservé à l’extrémité de Bab Bhar. Même technique qu’à Alger en 1988 où les jihadistes avaient imposé la séparation des trottoirs pour les hommes et pour les femmes. Les luttes politiques sont également des luttes urbaines. Il faut se battre sur les deux fronts pour construire les institutions de la démocratie et la ville de la liberté. Monsieur Rajhi au temps où il fut ministre de l’intérieur, a été interpellé au cours d’une émission télé par un journaliste qui demandait le déplacement du ministère dans un autre endroit, pas à l’extrémité de cette belle avenue. Le ministre s’est montré favorable en doutant toutefois de la possibilité de réaliser cette belle utopie. Mais la question méritait d’être posée ne serait-ce que pour réfléchir à l’héritage de l’histoire coloniale. Car, ce qui est aujourd’hui le ministère de l’intérieur a été conçu par les autorités du protectorat comme le commissariat central de police, avec une grande cour intérieure surmontant des caves, pour rassembler les manifestants nationalistes et les syndicalistes, notamment les dockers du port de Tunis. Ce bâtiment en position stratégique puisqu’il contrôlait les flux des travailleurs, a été conçu par l’architecte Kyriacopoulos qui s’est fait un point d’honneur de construire la première architecture moderne en béton armé tramé. Achevé en 1954, il a bien résisté à l’usure du temps et à l’enfermement des manifestants.
En 1966, le maire de Tunis Hassib Ben Ammar recevait l’architecte Georges Candilis au moment où O. C. Cacoub, grand prix de Rome, architecte conseiller du Président de la République proposait, froidement, de percer la médina en prolongeant l’avenue Bourguiba jusqu’à la Kasbah. Candilis, étonné, a vu les choses autrement : pourquoi faire une autoroute dans la ville a-t-il demandé ? Supprimons la circulation automobile et créons une vaste avenue piétonnière. La proposition a fait sourire la classe dirigeante qui y voyait un retour à la tradition… si humiliante pour nombre de modernistes acculturés.
A Barcelone, les ramblas qui traversaient la ville ancienne jusqu’au port ont été fermées à la circulation automobile. Un immense succès. L’intifadha a paralysé la circulation automobile sur la grande avenue de Tunis, lui rendant sa fonction première de promenade piétonnière. Une sorte d’exercice grandeur nature dont la municipalité pourrait tirer parti pour concevoir un autre système de circulation, introduire des moyens de transport en commun qui donneraient satisfaction à tous ceux qui manifestent pour une meilleure répartition des droits et des obligations. Marcher à pied, circuler en autobus ou en trolleybus comme au bon vieux temps, est un droit. Le tout-automobile est un abus de pouvoir qui coûte cher, qui discrimine les citoyens, une nuisance sociale. Jean Pierre Vernant, analysant « Les origines de la pensée grecque » a décrypté « le régime de
la cité, qui lui est apparu solidaire d’une conception nouvelle de l’espace, les institutions de la Polis se projetant et s’incarnant dans ce qu’on peut appeler un espace politique. On notera à cet égard que les premiers urbanistes, comme Hippodamos de Milet, sont en réalité des théoriciens politiques : L’organisation de l’espace urbain n’est qu’un aspect d’un effort général pour ordonner et rationaliser le monde humain »
Faisons en sorte que cette pensée grecque soit à nouveau entendue
Publié en avril 2011 dans La lettre de l’IRMC n°6
Jellal ABDELKAFI
Urbaniste, Tunis
Crédit photographique : © Jellal Abdelkafi